Depuis quelques années, j’ai souvent entendu dire que beaucoup de furries sont aussi membres de la communauté LGBT+. C’est vrai, en l’occurrence : le fandom est aujourd’hui composé en grande partie de personnes queers, les personnes strictement hétéros constituant une minorité par rapport aux autres orientations. Les personnes trans dont non-binaires quant à elles représentent toujours un groupe plus petit que les personnes cisgenres, mais sont présentent en proportions considérablement plus élevées que la population hors du fandom.
Ça ne vous aura sans doute pas échappé, juin est le mois des fiertés, c’est donc sans doute le meilleur moment pour se pencher sur ce sujet : pourquoi y a-t-il autant de personnes LGBT+ dans la communauté furry ? Et en quoi ça reste pertinent d’en parler aujourd’hui ?
Une réponse aux origines du fandom ?
Pour essayer de répondre à cette question, il est utile de se pencher sur le point de départ du fandom en lui-même. Quel était le contexte culturel et politique autour de la communauté LGBT+ à l’époque ? Trouve-t-on des liens entre les deux groupes ?
Dans le livre Furry Nation de Joe Strike, que j’ai déjà mentionné précédemment, on trouve pas mal d’informations à ce sujet, en particulier concernant l’apparition du fandom. Pour faire simple, c’est pendant les années 80 que les premières conventions furry ont lieu, au départ en petit comité, sous forme de petits clubs ou groupes de discussion, pendant des conventions de SF. Assez vite, les furries sont mis·es à l’écart par les autres fans de science-fiction, donnant entre autres naissance à la Confurence, première convention furry officielle !
Il peut d’ailleurs sembler étonnant que les furries aient été mis·es à l’écart de cette manière. Certes, on comptait des personnes queers parmi les membres du fandom de la première heure (par exemple Mark Merlino et Rod O’Riley, qui sont considérés comme certains des fondateurs), mais il y en avait aussi chez les fans de SF.
Eh oui : à partir des années 70, on constate une grande augmentation du nombre de personnages, auteur·ice·s et fans queers de SF, avec même la création de groupes officiels dédiés à la promotion d’œuvres contenant des personnages et éléments LGBT+.
Un petit rappel s’impose aussi pour mieux comprendre à quoi ressemblait le paysage historique autour de la communauté LGBT+ à l’époque. En juin 1969, des émeutes violentes avaient eu lieu au bar Stonewall Inn de New York, en réaction à des raids de police pendant lesquels les personnes queers étaient régulièrement arrêtées. Cet événement fut le point de départ de commémorations annuelles sous forme de manifestations, que l’on connaît aujourd’hui comme la marche des fiertés, ayant lieu en juin de la même manière.
En 1981, c’est le Virus de l’Immunodéficience Humaine, causant le sida, qui se répandit en majorité dans la population gay. Pendant les années 80, la communauté LGBT+ dut faire face à un abandon massif et des moqueries de la part de classe politique, à un manque de moyens financiers pour la recherche sur le virus, et une réponse médiatique similaire, certains journaux parlant du « virus de la peste gay ».
De manière générale, la communauté LGBT+ était dans une période très chaotique lors de l’apparition du fandom. Cependant, même si on comptait des personnes ouvertement queers dans les premiers membres, la communauté furry était avant tout un espace d’expression autour de l’anthropomorphisme, et ses membres étaient considéré·e·s comme déviant·e·s par les fans de science-fiction, avec qui il y aurait pourtant pu avoir beaucoup de proximité.
À ce sujet, dans le livre de Joe Strike, on retrouve une citation intéressante attribuée à Mark Merlino :
“We’re kind of weirdoes on the outside of the LGBT community because of the [furry] fandom-both of us are geeks before anything else. We went to a couple of meetings of a sci-fi society for gays where everyone was watching Star Trek : The Next Generation episodes in cuddle piles. […] We never felt like we fit in other than the [sci-fi] fandom connection. When we went to a gay sci-fi convention [and] we showed them gay furry art-they just didn’t get it.”
Citation de Mark Merlino. Joe Strike, Furry Nation, Cleis Press, 2017, p. 66
Traduction
« On est un peu des gens bizarres en dehors de la communauté LGBT à cause du fandom [furry]- on est tous les deux geeks avant quoi que ce soit d’autre. On est allés à une ou deux rencontres d’une société de SF pour gays où tout le monde regardait des épisodes de Star Trek : The Next Generation, empilés en train de se faire des câlins. […] On s’est jamais sentis intégrés si ce n’est pour la connexion avec le fandom [de SF]. Quand on est allés à une convention gay de SF [et qu’] on leur a montré de l’art furry gay- ils ont juste pas compris. »
Le terrain de jeu de l’identité
Une étude de Mary Heinz pour le Goucher College nous apprend énormément sur l’influence du fandom sur la manière dont ses membres conçoivent leur propre identité. Le texte en question s’intitule “There’s A Little Bit of That Magic Where I’m Becoming Something Else” : LGBT+ Furry Identity Formation and Belonging Online.
On y apprend que la communauté furry, en particulier sur internet, offre une multitude d’espaces dans lesquels on peut interagir avec des gens aux expériences de vie très diverses, ayant parfois été stigmatisé·e·s par le passé pour leur identité queer et parfois moqué·e·s pour leur passion qu’est l’anthropomorphisme. Cela nous pousse à avoir un dialogue interne avec les différentes facettes de nous-même. Mary Heinz parle de “rôles-identités” comme élève, enfant, parent, partenaire…
Ce dialogue entre ces rôles-identités permet d’y voir plus clair sur qui on est et de mieux s’affirmer.
En plus, une seule personne a plus d’une casquette et certaines entrent parfois en conflit. Difficile par exemple de s’affirmer et d’être épanoui·e en tant que personne queer dans un environnement lgbtphobe : ici le statut de personne LGBT+ peut entrer en conflit avec celui d’enfant ou d’élève dans une famille ou un établissement scolaire où on subit régulièrement des discriminations.
Là où cette étude est d’autant plus fascinante, c’est que les personnes du fandom interviewées ont noté qu’elles ne recherchaient pas d’autre espace de soutien hors du fandom en lui-même, car la grande majorité des membres sont aussi, déjà, dans la communauté LGBT+.
Il n’est pas rare que la communauté furry soit considérée comme déviante par les regards extérieurs, ce qui en fait donc un endroit où beaucoup de gens peuvent explorer des rôles-identités qu’iels ne pourraient pas affirmer à l’école, au travail ou avec leurs proches, notamment en projetant ces facettes d’eux ou d’elles-mêmes sur un fursona.
Mary Heinz n’est d’ailleurs pas la seule personne à soulever cette idée. Joe Strike, au début de son livre, dit que les furries sont par nature peu conventionnel·le·s. Je trouve assez compréhensible que certaines personnes s’investissent beaucoup dans le fandom, car c’est un espace où on peut souvent trouver de la compréhension et du réconfort, au-delà même d’un simple passe-temps. Étant déjà assez hors norme à plusieurs niveaux, pas très étonnant que les personnes queers, souvent mises de côté, y trouvent refuge.
Enfin, le site de FurScience confirme que la communauté furry est globalement très ouverte d’esprit vis-à-vis des orientations sexuelles des autres :
“In short, evidence suggests that, in general, people are accepted in the furry fandom regardless of their sexual orientation. While there is sometimes the perception that members of the LGBTQ community are the most strongly accepted members of the fandom, evidence suggests that, while there are indeed significant differences between the straight and non-straight members of the fandom, furries are generally accepted and welcomed within the community regardless of orientation. It may also be the case that the openness and acceptance of the furry fandom may allow people who consider themselves to be exclusively heterosexual to explore aspects of their sexuality they may otherwise not consider in other contexts.”
Traduction :
“En résumé, les preuves nous montrent qu’en général, les gens sont accepté·e·s dans le fandom furry qu’importe leur orientation sexuelle. Même s’il y a parfois l’idée que les membres de la communauté LGBTQ sont les membres du fandom les plus fortement accepté·e·s, les preuves montrent que, bien qu’il y a des différences significatives entre les membres hétéros et non-hétéros du fandom, les furries sont généralement accepté·e·s et bienvenu·e·s dans la communauté quelle que soit leur orientation. Il est aussi possible que l’ouverture d’esprit et l’acceptation du fandom furry permettent aux gens qui se considèrent comme exclusivement hétérosexuel·le·s d’explorer des aspects de leur sexualité qu’iels n’auraient sans doute pas considéré dans des contextes différents.”
J’aimerais partager un petit peu d’expérience personnelle, à la fois comme furry et personne LGBT+ lisant ces études. J’ai rejoint le fandom à peu près vers 2016, sensiblement à la période où je commençais à comprendre que j’étais aussi une personne queer. La communauté m’a offert un espace qui m’a permis de parler ouvertement de mon identité et de très rapidement accepter qui je suis, une chance assez énorme, mine de rien. J’avais quelques personnes LGBT+ dans mon entourage à l’époque, mais nous ne parlions presque pas et c’est le fandom qui a finalement pu me donner un endroit où m’affirmer.
La situation a beaucoup changé depuis, et j’ai aussi été témoin de comportements discriminatoires envers d’autres membres au sein même du fandom, mais je n’aurais jamais pu me construire sans lui pour autant. Bien entendu, je résonne beaucoup avec ce que ces études soulèvent. Plutôt que de chercher du soutien et de la compréhension un peu partout, j’ai réduit cela, inconsciemment, à un seul endroit où je pouvais à peu près tout trouver : la communauté furry.
Des « attaques » contre le fandom ?
La nouvelle sera sans doute passée sous le radar pour beaucoup, surtout si vous ne suivez pas trop de comptes furry anglophones. Récemment, des personnalités politiques aux États-Unis ont pris la parole pour dénoncer la communauté furry, répandant l’idée mensongère que certain·e·s jeunes refusent à présent d’utiliser les toilettes des écoles, préférant des litières à la place, faisant des bruits d’animaux, etc…
Mais d’où sortent ces idées complètement bizarres ? Ces attaques sont en fait la version exagérée de la panique morale que beaucoup de personnes transphobes déploient autour des personnes trans et non-binaires dans les établissements scolaires.
On retrouve régulièrement cette idée que les personnes trans s’introduisent dans des toilettes qui ne leur sont pas destinées et constituent une menace pour les élèves cisgenres, notamment. Là aussi il s’agit bien sûr d’une idée fausse, mais qui a visiblement la peau dure.
Vu la quantité monumentale de projets de loi avancés rien que cette année aux États-Unis, visant la communauté LGBT+ (plus de 200), en particulier les personnes trans, pas étonnant que les furries soient utilisé·e·s de sorte à jeter l’opprobre sur les personnes queers en général. Le fait que les lgbtphobes prennent les un·e·s pour taper sur l’autre fait largement écho à la même stigmatisation à laquelle la communauté furry fait régulièrement face : comme nous sommes un groupe largement accueillant et ouvert d’esprit, et que les personnes queers constituent la majorité d’entre nous, se moquer du fandom est un moyen facile de discréditer, à couvert, la communauté LGBT+.
Le fandom en France
J’ai énormément parlé des États-Unis jusqu’ici, mais je pense qu’il faut faire un petit point sur la France pour conclure. Le fandom furry n’est vraiment pas visible dans le champ médiatique français, les articles sur le sujet restant très rares. En même temps, une grosse partie du fandom existe sur et grâce à internet, donc sinon pour les membres qui ont la possibilité de porter une fursuit en public, beaucoup de personnes doivent sans doute passer sous le radar.
Ceci dit, plusieurs des rares textes qu’on a sous la main mentionnent cette ouverture d’esprit générale : dans un article de Ouest-France, qui cite d’ailleurs Raybleiz et NormandiFurs, on retrouve cette notion d’un “aspect de tolérance et d’acceptation sociale très fort” [Raybleiz]. Rue89 Strasbourg parle de l’inclusivité de la communauté, citant justement l’étude de Furscience dont on parlait plus haut.
À ma connaissance, on ne retrouve pas d’attaques lgbtphobes envers le fandom en lui-même en France. La communauté LGBT+, par contre, doit toujours faire face à de très nombreuses formes de discriminations. Le rapport de SOS homophobie datant de 2022, sur l’année 2021, mentionne à la fois une diminution du nombre de témoignages (attribuable entre autres à un changement sur leur propre site web redirigeant vers d’autres plateformes d’aide) mais aussi une augmentation de la violence de ces discriminations. On peut notamment attribuer ça au climat politique actuel, au fait que les réseaux sociaux peuvent relayer des messages discriminatoires et y exposer massivement des personnes queers, ou encore aux mesures sanitaires qui ont rebattu les cartes en matière de lieux et formes de discriminations.
Dans ce contexte, je pense qu’il est d’autant plus important de garder à l’esprit les possibilités offertes par le fandom : il s’agit toujours d’un endroit de construction et d’affirmation de soi, où on peut s’opposer aux discriminations en faisant volontairement preuve de tolérance et d’ouverture d’esprit.